Aller au contenu principal

Obésité : Comment la chirurgie rétablit-elle la perception gustative des lipides ?

Nos chercheurs viennent d’identifier une voie métabolique qui régule la sensibilité gustative au gras alimentaire après une chirurgie de l’obésité. Ces travaux confirment l’importance de certains mécanismes biologiques dans nos choix alimentaires, et ouvrent une piste pour la mise au point d’un traitement pharmacologique de l’obésité.

L’obésité nutritionnelle perturbe la perception gustative des lipides alimentaires. Des travaux conduits avec des animaux de laboratoire (souris, rats), ainsi que des données cliniques recueillies auprès de certains patients, indiquent que l’obésité morbide est associée à une diminution de la sensibilité orosensorielle au gras, qui affecte le comportement alimentaire. En effet, chez l’animal comme chez l’humain, on constate généralement une tendance à surconsommer les aliments les plus gras, probablement pour atteindre un seuil de plaisir satisfaisant : un phénomène qui favorise un cercle vicieux obésogène. À l’inverse, une perte de poids, obtenue par un régime alimentaire ou par chirurgie bariatrique (par exemple la sleeve gastrectomie, qui vise à retirer jusqu’à 80% de l’estomac), entraîne une amélioration de la perception orosensorielle du gras chez le rongeur et chez certains patients, qui se traduit par des choix alimentaires plus sains.

Coordonné par Philippe Besnard*, le consortium HumanFATaste2 regroupe cinq équipes de recherche qui explorent les mécanismes moléculaires impliqués dans les liens entre obésité, chirurgie bariatrique et gustation. Chez des souris témoins et des souris obèses, avant ou après une sleeve gastrectomie, ces chercheurs viennent de montrer que la voie métabolique tryptophane/kynurénine, connue pour être dérégulée dans de nombreuses maladies métaboliques, jouerait un rôle déterminant dans la perturbation de la perception gustative des lipides alimentaires au cours de l’obésité. Des résultats préliminaires obtenus chez les patientes obèses qui ont bénéficié d’une sleeve gastrectomie suggèrent en outre que cette régulation pourrait également exister chez l’Homme.

L’acide quinolinique, biomarqueur de l’altération gustative

Philippe Besnard et ses collègues travaillent depuis plusieurs années sur la façon dont les lipides sont perçus et absorbés, en situation normale et pathologique. Il y a quelques années, leurs travaux ont montré qu’il existe des récepteurs aux lipides au niveau des papilles gustatives, et que leur nombre influence l’appétence des souris pour des aliments riches en graisses – des travaux qui confortent de façon significative le concept de "goût du gras" en tant que 6e modalité gustative. Les chercheurs ont ensuite décrit le même phénomène chez l’humain, et montré que l’obésité – ou sa résolution – étaient susceptibles d’influencer cette relation. Restait à établir les mécanismes biologiques impliqués dans ces observations.

Pour ce faire, une série d’expériences a été réalisée chez des souris rendues obèses par régime et qui avaient subi une sleeve gastrectomie ou bien été opérées à blanc ["chirurgie placebo"]. "Nous avons comparé leur métabolomemétabolomeEnsemble des métabolites – petites molécules  organiques intermédiaires ou issues du métabolisme – trouvés dans un échantillon biologique., c’est-à-dire l’ensemble des métabolitesmétabolitesComposé organique issu du métabolisme (sucres, acides aminés, acides gras...). issus du fonctionnement de l’organisme qui circulent dans le sang, précise le chercheur. Alors que l’alimentation qui était mise à leur disposition était identique, nous avons identifié neuf métabolites présents à des taux différents entre les souris qui avaient perdu du poids suite à la chirurgie bariatrique et les souris témoins obèses opérées à blanc." La moitié de ces métabolites était impliquée dans le fonctionnement neuronal, l’autre moitié dans la voie métabolique qui conduit à la dégradation de l’acide aminé tryptophane en une molécule nommée "kynurénine". Mais les neuf métabolites pointent vers un dénominateur commun : l’acide quinolinique. Synthétisé par la voie tryptophane/kynurénine, ce biomarqueur est en effet connu pour devenir neurotoxique quand il est produit en trop grande quantité. Chez les souris obèses, dont la perception gustative des lipides est altérée, plus le taux d’acide quinolinique est élevé, plus le nombre de papilles gustatives est réduit. En revanche, l’ensemble de ces perturbations est largement corrigé chez les souris qui ont subi la chirurgie bariatrique. "Le renouvellement des papilles gustatives dépend notamment de facteurs de croissance neuronaux. Il est donc probable que la neurotoxicité liée à la suractivation de la voie de la kynurénine chez les souris obèses soit impliquée dans la réduction du nombre de papilles gustatives et donc dans le dysfonctionnement de la détection orale des lipides alimentaires", conclut Philippe Besnard. Une expérience pharmacologique réalisée chez des souris obèses a permis de conforter cette hypothèse : l’inhibition de la voie de la kynurénine chez ces animaux a permis de reproduire les effets positifs de la sleeve gastrectomie sur la sensibilité gustative au gras.

Fort de ces résultats, un travail clinique exploratoire a été réalisé chez 32 patientes qui avaient bénéficié d’une sleeve gastrectomie. Il a été observé que les patientes dont la sensibilité au goût du gras est améliorée après la chirurgie sont celles qui présentent les taux de kynurénine les plus faibles. Ce résultat suggère que cette voie métabolique pourrait donc également jouer un rôle dans le comportement alimentaire humain, en participant à la régulation de la sensibilité gustative aux lipides.

En identifiant la cascade tryptophane/kynurénine à la croisée des chemins qui relient obésité, chirurgie bariatrique et goût du gras, cette étude pointe le rôle régulateur de cette voie métabolique sur la détection orosensorielle de certains aliments. Ces résultats confortent de façon inédite l’idée qu’un traitement pharmacologique de l’obésité pourrait être proposé aux patients obèses : à l’avenir, cette approche – appelée "knife-less surgery" par les Anglo-Saxons – pourrait limiter le recours à la chirurgie bariatrique, un geste lourd et complexe à réaliser.

Note :
*Unité 1231 Inserm/Université de Bourgogne Franche-Comté/Agro Sup Dijon, Lipides - Nutrition - Cancer (LNC), Dijon

Source : A Bernard et coll. The Tryptophan/Kynurenine Pathway: A Novel Cross-Talk between Nutritional Obesity, Bariatric Surgery and Taste of Fat. Nutrients du 19 avril 2021. Doi : 10.3390/nu13041366