Prédire le fonctionnement de nos écosystèmes en exploitant les interactions entre les caractéristiques des organismes et leur environnement.
Il est possible de prédire le temps qu’il va faire, l’heure exacte des éclipses solaires, mais pas le fonctionnement des écosystèmes qui nous entourent. Des écologues essaient d’y parvenir en se basant sur les caractéristiques des organismes qui les composent, mais les résultats sont souvent décevants. Une nouvelle façon d’aborder les choses, prenant en compte les interactions entre les traits caractéristiques de ces organismes et leur environnement, pourrait améliorer notre compréhension, nos prédictions, et donc notre gestion des écosystèmes.
Les écosystèmes qui nous entourent et ceux dans lesquels nous vivons sont loin d’avoir livrés tous leurs mystères. Alors que l’humain est capable de prévoir la trajectoire d’un satellite pour qu’il se pose sur une comète filant à plus de 30 km/s après 10 ans d’un voyage spatial de 6 milliards de kilomètres (mission Rosetta), il demeure incapable de prédire si un champ ou une forêt va produire beaucoup de biomasse en se basant sur les différentes espèces qui peuplent ces écosystèmes.
Ce n’est pas faute d’avoir essayé : même l'étude la plus complète à ce jour, dans laquelle 41 caractéristiques de plantes poussant sur 78 parcelles de prairie ont été suivies sur une période de 10 ans dans le but d'expliquer 42 propriétés écosystémiques différentes, a conclu que les propriétés morphologiques des organismes, appelées "traits", expliquaient seulement 12,7 % de la variation des propriétés des écosystèmes, avec un maximum de 18 % atteint lorsque le nombre de "traits" était illimité. Il y a un problème dans la façon de concevoir les choses.
Dans un article récemment publié dans le journal "Frontiers in Ecology and the Environment", Manuel Blouin, professeur d’écologie à l’Institut Agro Dijon, et ses collègues, proposent une réflexion toute simple : on ne peut pas prédire les propriétés d’un écosystème à partir de celles des organismes car il existe des interactions entre les composantes d’un système, qui impliquent que, souvent 1 + 1 ≠ 2.
Une solution semble efficace : considérer les interactions entre les "traits" des organismes et leur environnement.
Cette question a fait l’objet d’une attention particulière en philosophie des sciences. L’approche réductionniste propose que l’on puisse tout expliquer à partir des constituants élémentaires d’un système. Par exemple, la masse d’un haltère correspond à la somme des disques de plomb et de la barre qui la constitue, pas un gramme de plus. Dans "De la composition des causes", le philosophe John Stuart Mill affirme que si les effets de deux agents différents (ou deux "causes") lorsqu'ils agissent indépendamment l'un de l'autre, sont connus, alors les effets de ces mêmes agents, lorsqu'ils agissent conjointement dans les mêmes conditions qu'auparavant, peuvent être prédits a priori (donc 1 + 1 = 2). C’est ce qu’on appelle en mathématiques l’additivité.
Dans cette vision, un écosystème pourrait être compris et son fonctionnement prédit si on avait accès à toutes ses particules élémentaires.
Toutefois, la vision opposée a été discutée depuis bien longtemps par des philosophes comme Aristote, qui reconnaissait que le tout peut posséder des propriétés que les parties ne possèdent pas. Par exemple, si l’on connaît les propriétés de l’hydrogène (H) et de l’oxygène (O), on est incapable de prédire certaines propriétés de l’eau (H2O), comme le maximum de densité à 4°C ou que la densité de l’eau est plus élevée sous forme liquide que sous forme solide. Cette proposition épistémologique s’appelle l’émergentisme, en référence aux propriétés émergentes (1 + 1 ≠ 2). Elle est adoptée dans différents domaines, comme l’économie (marchés), la physique (superconductivité) ou la biologie (réseaux biologiques). C’est ce qu’on appelle en mathématiques la non-additivité ou l’interaction.
Dans cette vision, un écosystème ne peut être compris et son fonctionnement prédit que si l’on connaît les interactions entre ses composantes.
En considérant les propriétés de collemboles (petits invertébrés d’un millimètre, au corps blanc, que l’on trouve souvent dans la matière organique en décomposition comme le compost), on pourrait imaginer que ceux qui ont de grands organes locomoteurs et des organes perceptifs bien développés sont ceux qui coloniseront le plus rapidement un bloc de sol, par rapport à ceux qui possèdent des organes locomoteurs et sensoriels peu développés. Mais ces "traits" seuls n’ont quasiment pas de pouvoir explicatif (1, 1 %). De même, la nature du sol en elle-même n’explique pas la vitesse de colonisation des collemboles (0,1 %). Toutefois, quand on considère l’interaction entre les "traits" et le type de sol, alors le pouvoir explicatif est décuplé (30,0 %).
Il est donc particulièrement intéressant de considérer les interactions entre les "traits" des organismes et les propriétés de leur environnement pour prédire les fonctions de l’écosystème. Ces interactions peuvent être considérées simultanément, comme dans l’exemple des collemboles, ou successivement. En effet, l’environnement peut sélectionner des organismes en fonctions de leurs "traits", sur des pas de temps évolutifs (sélection naturelle) ou écologiques (niche écologique). Réciproquement, les "traits" des organismes peuvent modifier l’environnement sur des temps évolutifs ou sur des temps écologiques. Cette intégration d’un grand nombre de domaines de l’écologie et de l’évolution est rendue possible par une nouvelle définition de la fonction écologique qui est désormais considérée comme un changement d’état, de position ou de nature de l’énergie ou de la matière dans un écosystème.
Une meilleure compréhension des relations entre les "traits" des organismes et leur environnement vivant et non vivant semble donc être une piste prometteuse pour améliorer notre compréhension du fonctionnement des écosystèmes et notre capacité à prédire l’effet de la modification des "traits". Par exemple, à la suite de la disparition ou de l’invasion d’une espèce, notre aptitude à gérer les écosystèmes pour en tirer des bienfaits pour l’espèce humaine en sera largement amélioré. Ce domaine de recherche mobilisera sans aucun doute des scientifiques de domaines aussi variés que la climatologie, les sciences du sol, l’écophysiologie, l’écologie des communautés et des écosystèmes.